Co-emploi : la jurisprudence au service d'une meilleure sécurité juridique des restructurations

par  Philippe Berteaux

 

CO-EMPLOI : LA JURISPRUDENCE AU SERVICE D’UNE MEILLEURE SECURITE JURIDIQUE DES RESTRUCTURATIONS

Une nouvelle arme « à la mode »

Il s’agit d’un phénomène presque tiré des lois de la nature.

En cas de restructuration sociale, il faut à la fois un responsable et un payeur solvable, si possible en les réunissant en une seule personne pour que le droit à réparation du préjudice soit pleinement efficace.

La théorie du co-emploi consiste, au sein d’un groupe composé de plusieurs filiales, à dépasser le principe de la personnalité morale de chacune des entités de ce groupe et à révéler une vérité juridique conduisant à rétablir l’identité du véritable employeur, par définition autre que celui porté dans le contrat de travail.

L’employeur « dissimulé » serait ainsi la société mère ou une autre filiale du groupe qui exercerait son pouvoir hiérarchique sur le personnel de la filiale, objet de la restructuration.

Ce concept n’est pas si éloigné de celui de la  fictivité de la personne morale que l’on rencontre sous un autre angle en cas d’extension d’une procédure collective d’une société fictive à une autre, considérée comme « maître de l’affaire ».

Sa finalité est de sanctionner financièrement le véritable employeur solvable pour irrégularité de la procédure de licenciement collectif sous l’angle du motif économique et/ou du respect de l’obligation de reclassement au sein du groupe.

Les décisions rendues en février 2014 à quelques jours d’intervalle dans les affaires WOLTERS KLUWER  FRANCE, MOLEX INCOPORATED MOLEX INC et FILATURE FRANCAISE DE MOHAIR[1] sont la confirmation du mouvement inflationniste procédural des actions en co-emploi.

Les quelques décisions emblématiques de la Cour de Cassation validant l’action en co-emploi[2], pourront être perçues par certains praticiens et vaillants défenseurs des droits des salariés comme un signe d’encouragement.

 

Une disparition des frontières

Les groupes internationaux ne peuvent se retrancher derrière des règles de compétence territoriale pour échapper à l’action en co-emploi.

En effet, la Chambre Sociale de la Cour de Cassation a admis que les salariés licenciés pour motifs économiques dans le cadre de restructurations puissent attraire des sociétés étrangères en leur qualité de co-employeurs devant le Conseil de Prud’hommes dans le ressort duquel ils accomplissaient habituellement leur travail.[3]

Cette solution parait d’autant plus solide qu’elle repose sur des principes de compétence édictés par le Règlement Communautaire CE n°44/2001/CE du 22 décembre 2000.

Le principe dégagé par la Cour de Cassation, s’il n’est pas incohérent en droit , est de nature à encourager la pratique d’un « forum shopping » et ce, d’autant qu’en matière prud’homale, la comparution du défendeur, lorsqu’il est étranger, ne s’opère pas par acte extra-judiciaire mais par un simple courrier du greffe.

En réalité, la compétence du Conseil de Prud’hommes va s’apprécier au regard des critères posés par la jurisprudence en matière de reconnaissance de la qualité de co-employeur et non en fonction du lieu du siège social de la personne réputée co-employeur.

Dès lors, les sociétés étrangères d’un groupe, poursuivies dans le cadre d’une action en co-emploi, ne peuvent échapper à un débat sur le fond devant le Conseil de Prud’hommes français quant à leur implication dans la gestion sociale de l’entité qui aura été l’objet d’une restructuration en France.

 

Un Danger qui repose sur des circonstances exceptionnelles

Beaucoup de praticiens se sont exprimés sur la théorie du co-emploi et les plus éminents d’entre eux relativisent les risques du co-emploi.

Ils ont raison.

La théorie du co-emploi repose sur l’existence d’une confusion de direction, d’activités et d’intérêts entre la société objet des mesures de restructuration et l’entité du groupe recherchée en qualité de co-employeur.

Le co-emploi implique, dans des cas extrêmes, une anormalité du pouvoir de direction exercé par la société mère se manifestant notamment par une immixtion excessive dans les affaires commerciales et dans la gestion du personnel de sa filiale.[4]

La Cour de Cassation a exprimé son opposition à une généralisation tout azimut du concept du co-emploi en réaffirmant le principe de l’autonomie de la personnalité morale de sociétés faisant partie d’un même groupe et en rappelant que le principe d’un groupe de sociétés, c’est que l’une soit contrôlée par une autre sans que cette domination ne soit critiquable.[5]

Les praticiens des restructurations n’ont pas à craindre le vent d’une révolution qui les conduirait à penser que le droit légitime d’un groupe à se restructurer pour assurer sa pérennité, y compris pour les besoins du maintien de l’emploi, serait entravé.

En réalité, les critères posés par la jurisprudence en matière de « co-emploi » sont bien plus qu’une « boite à outils » et constituent un mode d’emploi « breveté » par les Juridictions, destiné à assurer une véritable sécurité juridique d’une opération de restructuration, le seul objectif assigné par le client aux praticiens des restructurations.

La feuille de route posée par la jurisprudence est donc un instrument de visibilité qui doit décomplexer le chef d’entreprise et ses actionnaires, accompagnés en cela par leurs conseils, dans son souci de s’adapter aux fluctuations de la vie des affaires.

 

[1] Cour d’Appel de Versailles 12 février 2014 DE LIEGE/SAS WOLTERS KLUWER  France n°12/01762, Cour d’Appel de Toulouse 13 février 2014 BOUTONNET/ MOLEX INCOPORATED MOLEX INC n°13/04739 et également Cour de Cassation 5 février 2014 n°12-29.703.

[2] Exemples affaire Jungheinrich Cass Soc, 18 janvier 2011, Pourvoi n°09-69.199 ; Affaire Novocéram Cass Soc 22 juin 2011, Pourvoi n°09-69.021 ; Recyclex-Metaleurop Cass Soc 28 septembre 2011, Pourvoi n°10-12.278 ; Affaire Briffaz Cass Soc 28 septembre 2010, Pourvoi n°09-41.243, 15 février 2012, Pourvoi n°10-13.897.

[3] Cass Soc 30 novembre 2011 aff Jungheinrich n°10-22.964.

[4] Semaine Juridique Social n°27, 3 juillet 2012, « Groupes de sociétés : la théorie du coemploi »,

[5] Rapport d’intervention de Monsieur le Conseiller Bernard Chauvet, Bulletin d’information 1er octobre 2012

 



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